Ci-dessous, quelques mots sur la genèse d'Arithmétique des dieux (2013), Le pays où les arbres n'ont pas d'ombre (2016) et Un roman estonien (2010)...
Arithmétique des dieux, c'est un roman né d'une conversation avec ma grand-mère, qui m'a confié, un jour d'été 2011, l'histoire de son amie déportée en Sibérie en 1940, lors de l'occupation de l'Estonie par l'armée soviétique. C'est l'histoire de leur correspondance, commencée en 1945, mais c'est aussi l'histoire d'une multitude de femmes et d'enfants ayant connu un sort similaire dans l'Estonie des années 40.
Livre de correspondances, livre introspectif, ce roman est également une réflexion sur ce qui fait notre humanité dans les situations les plus inhumaines, et une interrogation sur la façon dont le poids de l'Histoire se transmet de génération en génération à travers les silences plus encore que les discours.
J’étais adolescente quand l’Estonie a retrouvé l’indépendance, en 1991. Les années qui ont suivi cette rupture politique, je retournais à Tallinn tous les étés, et j’étais frappée de voir la façon dont les changements s’incarnaient concrètement dans les rues de ma ville natale.
Là où s’étaient dressés les anciens magasins soviétiques, aux étagères éternellement vides et aux vendeuses revêches parlant russe, apparaissaient des glaciers Pingviin, des boutiques des kiosques remplis de chewing-gums, de hot-dogs et de cassettes audio piratées. Les vêtements envoyés d’Europe de l’Ouest dans le cadre de l’aide humanitaire pour prendre le relais des éternels manteaux gris soviétiques et des pantalons beige informes, se retrouvaient miraculeusement dans des échoppes de seconde main ou dans de grands bacs en fouillis sur les marchés aux quatre coins de la ville....
Et puis, il y avait partout du bleu, du noir, du blanc – couleurs du drapeau estonien. Bleu-noir-blanc les chaussettes tricotées, bleu-noir-blanc les écharpes, les cartes postales, les assiettes en céramique, les bérets. Comme tout changement historique, celui-ci s’accompagnait d’une floraison de mythologies. Gamine, je regardais cette période d’effervescence avec des yeux ronds et l’envie brûlante de participer à ce qui ressemblait à une grande fête collective, mais une fête assortie du retour des cartes de rationnement et d’une explosion du marché noir – il faudrait quelques années à l’économie estonienne pour se relever. Moi qui vivais désormais en France et ne suivais les changements que de l’extérieur, et sporadiquement, j’avais l’impression de passer à côté d’un moment crucial comme on n’en vit que rarement. Etrangement, j’étais déjà sensible à la façon dont tout moment historique fabrique ses mythologies, ses héros et ses anti-héros, comme la figure de ces deux jeunes hommes qui en août 1991 avaient empêché seuls que les chars envoyés par Moscou prennent possession de la tour de télévision estonienne. Plus tard, de l’extraordinaire émergeraient de nouvelles figures de pouvoir ordinaire avec, comme partout ailleurs, leur capacité à exploiter les récits fondateurs à leur profit, à capitaliser sur ces derniers, de même que les businessman bien avisés de l’époque ont su capitaliser sur le rachat à bas prix de biens de l’Etat soviétique, et bâtir là-dessus leur fortune.
Bien des années après, j’ai eu envie d’écrire sur cette époque. C’est de cette fascination d'adolescente qu’est né Un roman estonien. Un roman sur le mythe, sur la façon dont on construit les histoires et dont les histoires, parfois, peuvent se retourner contre ceux qui les fabriquent.
Si nos déchets devenaient visibles...
En France, chaque habitant produit plus de 350kg de déchets ménagers par an... et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Si on inclut les déchets du BTP, de l'industrie, de l'agriculture, on atteint 13,8 tonnes de déchets produits par an et par habitant... Mais nous sommes passés maîtres dans l'art de ne pas voir ces déchets. Nous nous félicitons de la propreté de nos villes alors que notre activité quotidienne repose sur un gigantesque gâchis de ressources.
Le pays où les arbres n'ont pas d'ombre part d'un postulat : si au lieu de cacher ces déchets que nous ne voulons pas voir, on imaginait un monde dans lequel ils deviennent visibles, monstrueusement visibles, au point de déterminer le fonctionnement de la société, de régir entièrement l'existence des hommes et femmes qui la composent, quelles seraient alors les règles de ce monde, son rapport à l'humain, à la nature, à la liberté, à l'autre ?
Carte dessinée par Bénédicte Florin, géographe spécialiste des déchets, à partir du roman.
Alors que je préparais ce livre, nous nous sommes rendues à la casse de Saint-Pierre des Corps avec l'artiste Annelise Fleuriot. C'était un paysage étrange, dérangeant, où les composants d'objets industriels familiers prenaient en étant compressés, entassés, dépecés l'apparence de constructions monstrueuses et effrayantes par leur gigantisme. Mais il y avait aussi parfois une beauté étrange dans ces formes, ces couleurs, ces entassements. J'en suis repartie avec une impression mêlée, entre effroi face à ces quantités de déchets et drôle de mélancolie... peut-être ces objets mis au rebut nous rappellent-ils notre propre fugacité ? C'est lors de cette visite qu'a surgi l'idée de l'épisode où Marie (l'adolescente du roman) aperçoit d'immenses tas de cheveux luisants... dont elle se rend compte ensuite qu'il s'agit de tas de fils de cuivre. Cette incertitude entre une matière organique et une matière inerte m'a longtemps hantée.
Ci-dessus les photographies si évocatrices qu'a réussi à en faire Annelise.